Comment la boue devient claire

Mégabassines, liberté de tuer et fétichisme de la marchandise.

Si l’histoire a parfois les allures d’un bourbier, il faut en guetter les clarifications. Qu’est-ce que la théorie, sinon la vérification permanente d’un édifice logique dans l’immédiateté historique ? Ainsi lui devient-il possible de dégager les possibilités de dépassement d’une époque, par-delà la boue épaisse et sombre qui obstrue son horizon.

Les Gilets Jaunes ont été l’une de ces clarifications. Après de si longues années de résignation, ils ont démontré avec fracas qu’une révolte populaire, spontanée et déterminée était encore possible. Sans doute aura-t-il été absurde d’en douter, tant l’espérance révolutionnaire est indissociable de la société marchande. Mais au-delà de cette seule possibilité, les Gilets Jaunes ont signifié au pouvoir, comme aux désespérés de l’émancipation, que la fuite en avant néolibérale, rendue nécessaire par les limites auxquelles se heurtent aujourd’hui l’accumulation capitaliste et accélérée si ouvertement en France par Emmanuel Macron, ne se ferait pas sans opposition.

Malgré une répression dont la brutalité ne s’était plus vue depuis Mai 68, malgré les emprisonnements, les mutilations, l’État s’est bien gardé de prendre la responsabilité d’un ou de plusieurs morts parmi les émeutiers fluos. Les gouvernants actuels, qui brillent surtout pour leur connerie spectaculaire et leur inculture historique, semblent bien avoir une vague idée du nombre de révolutions qui se sont élancées au cri de « On a tiré sur le peuple ! ». Si la révolte des Gilets Jaunes a connu des situations qui aurait pu aboutir à une telle montée aux extrêmes — un flic encerclé sortant son arme de service, l’Élysée pratiquement dégarni de chiens de garde au cours d’une émeute parisienne —, elle n’a pas connu de mort dans une quelconque prise de la Bastille et aucun flic n’a tué pour empêcher la prise du Fouquet’s.

Il était donc permis de se demander si l’État bourgeois, confronté à un conflit encore supérieur, assumerait à nouveau de tuer pour remplir sa tâche. Toute observation lucide de l’époque, et par suite toute théorie un tant soit peu conséquente, mène depuis quelques années au moins à ce constat : le triomphe incontesté du néolibéralisme est terminé et une nouvelle phase historique s’est ouverte, qui implique sa fuite en avant et son raidissement autoritaire. Ces points de tension extrême vont se multiplier — ils se multiplient déjà. Mais le même État a aussi bâti sa légitimité sur la pacification de la société qui, bien que toute relative, a rendu inacceptable le tir au fusil dans la foule, encore si courant au début du vingtième siècle. Que ferait-il alors au pied du mur ? Autrement dit : face à la réintensification du conflit de classe qu’implique la décomposition de la société marchande, l’État bourgeois serait-il de nouveau prêt à tuer s’il venait à être menacé, alors même qu’il mettrait ainsi en jeu l’un des piliers de sa stabilité ?

La manifestation du 24 mars 2023 à Sainte-Soline vient de donner la réponse : c’est oui.

Le pronostic vital de deux camarades blessés par la gendarmerie, qui a délibérément retardé l’arrivée des secours, a dû être engagé.

En vérité, cette réponse était déjà incluse dans la compréhension de ce qu’est l’État bourgeois. Rien de nouveau : elle n’est pas surprenante. Et pourtant, l’entendre n’a rien de plaisant. On peut être légitimement abasourdi devant le tableau grotesque de dirigeants si aveuglés par la tâche qui est la leur qu’ils y sacrifient tout le reste. Leur horizon est à ce point restreint au présent le plus immédiat qu’ils compromettent leur propre avenir : les réprimés d’aujourd’hui sont les révolutionnaires de demain. C’est l’unique sens de la posture choisie par le gouvernement actuel, composé de gestionnaires de choses incapables de connaître les individus : il ne comprend pas. Pas plus que tous les autres sujets de la société marchande, les dirigeants ne savent ce qu’ils font. Cette perte de contrôle est la condition de l’État dans la décomposition : lorsque même la fuite en avant échoue, il n’y a plus qu’à sauver les meubles.

Certes, l’État ne s’était jamais arrêté de tuer. Dans les cités ou dans le « maintien de l’ordre », il n’a jamais été gêné par quelques meurtres occasionnels pour préserver sa paix publique. Et la mémoire de ces morts résonne encore dans les cortèges. Mais contrairement à ceux de la Commune, du massacre de Fourmies ou de la répression des vignerons du Midi, l’État a pu les présenter comme des accidents ponctuels, de fait considérablement moins nombreux, des dommage collatéraux, « en marge » d’une stratégie qui n’aurait jamais accepté la possibilité de tuer, puisque ses victimes ne menaçaient pas directement le monde marchand.

La dernière manifestation à Sainte-Soline, à l’inverse, a démontré par les faits que l’État est prêt à repousser tout assaut contre les marchandises au prix potentiel de vies humaines. La forme qu’y a pris la répression n’est pas un accident mais une volonté planifiée, assurée et menée jusqu’à son terme. Voilà son importance historique. La puissance des images qui en sont issues n’est pas seulement symbolique : elles apportent également une clarification éloquente de ce qu’est réellement la société marchande.

Ici, la configuration même de l’affrontement, cet ordre de bataille relevant du siège, avec sa forteresse plantée en rase campagne, ses défenseurs et ses assaillants, a créé l’exemple le plus éclatant de ce principe au cœur de la société marchande, que le vieux Marx avait appelé fétichisme de la marchandise.

Pour trouver une analogie, nous devons nous échapper vers les zones nébuleuses du monde religieux. Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises, et qui, partant, est inséparable de la production marchande.

Au ciel surplombant le monde matériel, dans lequel les individus plaçaient des divinités qui venaient les piétiner en retour, a succédé le monde « réellement renversé » des marchandises : si le monde matériel a gagné la primauté sur celui des esprits, la matière s’est gonflée d’esprit, et les formes spécifiques de la production marchande ont élevé leurs produits dans un nouveau ciel d’où ils peuvent encore écraser les individus. Parce qu’elles ne sont pas réellement animées, les marchandises ne dominent pas directement : elles ont besoin d’intermédiaires. La bourgeoisie est à leur service, elle est la classe qui doit répondre dans la réalité sociale à leur besoin de croissance. De là l’État bourgeois, sa police, bras armé de la marchandise, militia christi des temps modernes, comme il y a eu des ordres militaires, des moines-soldats, autant d’armées au service d’une idole.

Ainsi les mégabassines peuvent engloutir des vies. Comme au temps du fétichisme religieux, des choses inanimées continuent d’opprimer des individus vivants. Ce n’est bien sûr pas la bassine en elle-même qui est l’objet d’un culte, mais son rôle dans l’économie, celle de support d’une agriculture intensive dédiée à l’exportation. Et c’est elle qui explique un tel déploiement policier.

Cette disposition si spécifique a fourni des images d’une clarté qu’aucun discours n’aurait pu espérer atteindre : devant, une masse d’individus se battant pour une ressource vitale ; au milieu, une troupe armée prête à tuer pour leur barrer le passage ; derrière, une grosse levée de terre qui met en jeu beaucoup d’argent.

Parce qu’elles démontrent au profit de quoi il s’exerce, de telles images contribuent à la décomposition de l’illusion du pouvoir. Du simple appareil de répression qu’il était à l’origine, l’État bourgeois s’est transformé au cours de ses deux siècles d’existence, et sous la pression des luttes de classe, en un vaste édifice de législation, de redistribution, en un mot de compensation de la misère marchande, qui a permis de la réguler plus efficacement, en réduisant les confrontations directes, armes contre armes. Mais maintenant que ces confrontations se multiplient à nouveau, sous l’effet de la raréfaction des ressources et de leur accaparement, l’État tend à se délester de tout cet édifice de régulation pacifique pour revenir à sa fonction première. Il ne change pas de nature — seule tombe une illusion, qui est pourtant aussi un secours matériel dont dépendent les sociétés économiquement avancées. L’État bourgeois, dans le langage des philosophes, « réalise son concept », lui qui a pu s’en éloigner plus ou moins dans l’histoire, au gré de la lutte des classes, mais qui ne peut évidemment pas s’en détacher. Il n’y a pas de radicalisation de l’État : seulement un retour à ses fondamentaux.

Peut-être y aurait-il quelques leçons de tactique à tirer, face à des gendarmes qui, selon les commentaires admiratifs des médias bourgeois, s’étaient entraînés toute une semaine pour cette opération. Si les cortèges se sont judicieusement placés dans le sens le plus favorables du vent, qui a pu retourner le gaz à l’envoyeur, la présence d’un canon à eau au coin le plus saillant de la bassine, la formation rapide d’une double ligne de défense sur son versant attaqué, ainsi que quelques autres dispositions du même esprit, prouvent une certaine connaissance de l’art désuet de la poliorcétique [1] chez les défenseurs qui, en s’ajoutant à leur apparente liberté de mutiler et de tuer, ne laissait guère de chances aux assaillants d’atteindre leur objectif. Le plus illustre connaisseur de la guerre de siège formulait ce principe : « ne jamais faire à découvert et par la force ce que l’on peut faire par industrie ». Vauban avait ainsi proscrit l’assaut frontal pour lui préférer une approche par le creusement méthodique de tranchées. Si leur utilité aurait été ici limitées par les nombreuses armes à tir courbe à disposition des gendarmes et par le gaz lacrymogène, une ligne de circonvallation [2] aurait au moins tempéré les ardeurs de la flicaille à quads. Le nombre ne manquait pas pour la creuser, les pelles si, et peut-être aussi la volonté de retourner un champ de la sorte. L’absence de tracteurs comme engins de rupture, qui auraient pu protéger l’approche d’une colonne, s’est faite sentir autant qu’elle se comprend, tant matériellement que par le risque d’escalade. Bref, il n’y a guère de sens à soulever de telles considérations autrement que collectivement.

La plus immédiate des batailles est celle de ces deux blessés contre la mort, puis, il faut l’espérer, celle de leur convalescence. Se livrera ensuite celle des procès et des réparations, pour ces camarades comme pour tous les autres blessés ou poursuivis, et sans doute faut-il employer tous les leviers pour soutenir la défense juridique, faire condamner les flics, mettre en cause l’État. Si le sort des blessés ne tient probablement plus qu’aux soignants, davantage de personnes peuvent déjà s’engager en ce sens.

Mais il est une chose que chacune et que chacun peut d’ores et déjà faire : c’est prendre acte de ce qui vient d’être si clairement démontré. Pour protéger des marchandises, l’État est encore prêt à tuer. Il faut regarder en face le gouffre dans lequel cet État a choisi de plonger, du haut de la muraille d’une retenue d’eau dans les Deux-Sèvres. Ce gouffre n’est autre que celui où s’enfonce la société marchande en décomposition, qui nous y emporte toutes et tous avec elle.

Bien sûr, il ne faut rien épargner en colère à nos ennemis et en compassion à nos amis. Mais épargnons-nous au moins la stupeur. La haine nous ancre dans la réalité et l’espoir nous projette par-delà elle : elles sont les conditions de la révolte. La stupeur paralyse. Restons toujours aussi déterminés face à de telles formes de répression, mais n’en soyons plus surpris. Si elles doivent continuer à être exposées comme ce qu’elles sont — inacceptables dans un monde à l’endroit — afin qu’aucune force d’habitude ne fasse accepter la barbarie qui se profile, les enfants de la crise savent au fond d’eux que la décomposition de la société marchande les verra se généraliser à nouveau. Ils savent ainsi devoir s’y préparer.

Le camp révolutionnaire aujourd’hui en gestation, qui existe en France à l’état potentiel mais encore sans projet explicite ni organisation, ne peut présager de son avenir dans les troubles actuels. Mais l’État ne pourra encore moins prévoir les conséquences de son choix d’assumer de tuer — ou, pire, d’avoir effectivement causé les premiers morts de la première guerre de l’eau.

 

Notes

[1« Art, technique d’assiéger les villes. » (CNTRL)

[2« Ligne de défense matérialisée par une tranchée avec palissades ou parapets, établie par l’assiégeant d’une place pour se protéger contre les attaques extérieures et couper à la place assiégée toute communication. » (CNTRL)